Enqête+ : Il faut que les pays africains soient solidaires en envoyant des ressources humaines là où il le faut…

La situation quasi-menaçante du Sénégal a fait sortir du bois le professeur Cheikh Ibrahima Niang, socio-anthropologue médical. Cela, après avoir côtoyé de très près en Sierra-Léone, il y a quelques jours, la fièvre Ebola. Dans son bureau où il s’est terré pour apporter une dernière touche à un rapport sur cette fièvre sangsue, professeur Niang indique la voie à suivre, les comportements à adopter et porte la contradiction à ceux qui préconisent la fermeture des frontières du Sénégal par rapport aux pays touchés.

 

Vous revenez d’une mission en Sierra-Léone pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé (Oms), qu’est-ce qui a motivé votre mission au cœur même de «l’épicentre» du virus Ebola ?  

L’épidémie a duré plus longtemps que prévu. Il y a eu d’autres moments, phases, épisodes de la fièvre Ebola dans d’autres parties de l’Afrique mais en général, cela ne durait pas. Et il n’y avait pas autant de morts. Or, ce qui choque actuellement c’est le nombre de décès. Il y a eu plus de 1 000 morts et là, ce sont des chiffres sous-estimés. On pense que la réalité est tout autre. A chaque fois que l’on pense que l’on a atteint le sommet de la courbe, on se rend compte que l’épidémie rejaillit dans d’autres parties de l’Afrique.

Et donc apparemment, il y a problème d’autant que l’on n’a pas bien cerné la chaîne de transmission de la maladie. On ne comprend pas non plus les comportements et les attitudes qui renforcent la vulnérabilité des populations par rapport à l’épidémie. On ne comprend pas aussi les réactions des communautés par rapport à la maladie. Donc, ce sont les aspects socio-ethnographiques qui n’étaient pas bien maîtrisés. L’Oms a fait appel à ma modeste personne pour leur fournir des recommandations par rapport à l’épidémie. Parce qu’apparemment, le côté médical ne suffit plus pour expliquer la hausse exponentielle de la maladie.

La menace d’une présence du virus est de plus en plus persistante au Sénégal. D’aucuns préconisent même la fermeture de la frontière avec la Guinée. Quel commentaire en faites-vous ?

Je ne connais pas le rationnel, ce qu’il y a derrière de tels commentaires. Moi, je fais une analyse très sociologique de l’épidémie. Je ne me fais pas d’illusions par rapport à la fermeture des frontières. Et il ne faudrait pas non plus que les gens en fassent. Les frontières sont très poreuses, les gens entrent et sortent comme ils veulent. Ce n’est pas seulement spécifique au Sénégal. Vous entendez tous les jours la vague de personnes qui squattent l’Amérique Latine pour entrer aux Usa. Et pourtant ce sont des frontières extrêmement surveillées. C’est pour dire que je ne fétichise pas la fermeture des frontières.

Je doute réellement de son poids de frontières hermétiquement fermées. Même si c’était possible, ce serait pour combien de temps ? Cela va poser problème. Or, cette épidémie est partie pour durer. Est-ce qu’on va les fermer pour trois, quatre, cinq ou six mois ? On ne peut pas vivre dans un bunker, par contre, il faut regarder et analyser la maladie froidement. Cela veut dire qu’il y a lieu de s’interroger s’il y a assez de mesures prises pour contrôler l’épidémie dans les pays touchés. Il y a des problèmes de confiance entre le système de santé et la population.

Et on ne peut rétablir le climat de confiance qu’en donnant des services de santé adéquats et acceptés par les populations. Pour cela, vous avez besoin de ressources humaines de qualité, de chercheurs en sciences sociales, biomédicales qui vont faire le lien entre les attentes des populations, la configuration actuelle et la manière par rapport à laquelle les services de santé vont être délivrés.

En dehors de l’aspect sanitaire,  concrètement, qu’est-ce que le Sénégal peut faire pour être à l’abri de la propagation du virus sur son territoire ?

La meilleure manière d’être à l’abri, c’est d’envoyer davantage de volontaires, de chercheurs en Sierra-Léone et au Libéria. Il faut également essayer de comprendre quels sont les liens sociologiques qui existent entre le Sénégal et la Sierra-Léone en termes de migrations. A Kenema (troisième plus grande ville de la Sierra Leone, dans le district éponyme dans la province orientale à environ 300 km à l’est-sud-est de la capitale Freetown) , c’est une zone aurifère où vous trouvez des populations établies dans cette zone et rattachées à leur population d’origine. Donc, probablement il y aura un flux entre cette zone et nos pays.

On a des chercheurs qui viennent pour de l’or et retournent au Fouta (Nord du Sénégal) et dans d’autres parties de l’Afrique. Aussi, nous avons les mêmes communautés culturelles. Si vous prenez les Kissi ou les Mandé, ces populations sont à cheval entre la Sierra-Léone, le Libéria et la Guinée. La frontière est artificielle. Et vous avez cette même population qui est apparentée à des populations sénégalaises au Sud, Sud-Est du Sénégal. Donc, vous ne pouvez pas dire : je ferme la frontière parce qu’il n’existe pas de liens du point de vue sociologique. Et si vous fermez la route, il y a tellement de contournements.

Il faudrait préparer une réponse médicale ; je crois que c’est déjà fait, mais Il faudrait davantage sensibiliser les populations, les amener à dominer les réflexes de peur, faire connaître davantage la maladie et les comportements qui protègent les individus à risques. Il faut aussi développer une culture de connaissance scientifique des phénomènes de la maladie en plus des mesures de prévention au plan médical. A cela s’ajoutent la connaissance, la culture, l’information autour de la maladie. Le Sénégal tout comme les autres pays africains doivent remplir leurs obligations de solidarité vis-à-vis des pays africains touchés.   

‘’Il ne sert à rien de fermer les frontières…’’

Anthropologiquement, comment peut-on expliquer la hausse exponentielle de la maladie ? 

Si vous regardez les chiffres… A la date du 7 août courant, il y a eu un total cumulé de 735 cas confirmés sur un total de 273 morts sur l’étendue du territoire sierra-léonais. A Njala, sur une population de 300 habitants, il y a eu 46 morts en l’espace de quelques semaines. Et dans ce lot, ce sont les femmes qui sont les plus touchées. Parce qu’elles gèrent la maladie. Ce sont elles qui sont aux côtés des malades en leur procurant des soins, en donnant de la nourriture. Or, le virus se transmet par contact physique, du sang, des fluides qui pénètrent le corps d’une personne saine. Le contact avec le sang, les fluides de la personne infectée, est extrêmement dangereux dans la transmission de la maladie.

Le virus s’échappe de tout ce qui est liquide, le sang, la salive, les larmes, les vomissures, les excréments. Et ce sont les femmes qui sont en contact avec cela. Puisqu’elles ont des pratiques, des attitudes censées renforcer le moral du malade pour sa guérison. Et au moment de la mort, il y a un certain nombre de pratiques, de contacts réalisés par les femmes. Ce qui fait que vous avez un fort pourcentage de femmes qui ont été touchées comme ce qu’on a vu à Njala, un village de Kenema. Et donc, il fallait à partir de cette situation faire jouer un rôle leader aux femmes dans la prévention, la communication. Ce qui n’avait pas été le cas. Or, parce qu’elles sont les plus vulnérables du point de vue social, il fallait qu’elles soient celles qui occupent les positions de leadership dans la sensibilisation, la mobilisation sociale par rapport à la maladie. Donc, ce sont les anthropologues qui devaient eux-mêmes faire des analyses de ce genre.

En Sierra-Léone, étiez-vous seul dans l’accomplissement de votre mission ?

J’étais le seul contacté. Sur place, j’ai recruté une dizaine d’étudiants en sciences sociales. Et je leur ai donné une formation qui leur a permis d’aller sur le terrain, de faire des enquêtes.        

Votre travail a-t-il permis de stabiliser la situation ?

(Hésitant)… Nous avons été impliqués dans certains événements. A Kénéma, il y a eu une émeute parce que les populations supportaient mal la présence d’un centre de traitement. Mon équipe et moi étions allés écouter les émeutiers, les populations et ressortir un certain nombre de griefs, de revendications que les autorités médicales ont pu prendre en charge. Durant notre mission, nous avons également associé une quarantaine d’imams pour aider à calmer la situation et à transformer ces religieux en personnes ressources pour crédibiliser les messages de prévention et calmer les peurs. Dans le même temps, mon équipe et moi avons pu travailler avec des prêtres de l’Eglise catholique, des pasteurs de l’Eglise protestante. Tout cela parce qu’au niveau de l’analyse sociologique, on s’est rendu compte que pour crédibiliser le message, on avait besoin d’autorités religieuses et de personnes qui ont une connaissance spirituelle. On a également pu travailler avec des groupes à risques élevés d’infection notamment des tradipraticiens, des guérisseurs, les femmes ‘’herbalistes’’ qui utilisent les herbes pour soigner. Et à chaque fois, on a essayé de dégager le potentiel de réponses. Les choses changent d’une situation à une autre. En un moment donné, il y a eu une certaine stabilité mais on ne peut pas dire à 100% que c’est notre travail qui a permis d’arriver à un tel résultat. Il en a juste contribué. Le fait d’avoir associé des anthropologues a permis de connaître les canaux de transmission. Au terme de notre mission effectuée du 20 mai au 7 août courant, nous avons aidé à calmer les esprits, à orienter, à proposer des stratégies à différentes structures du gouvernement. A ce niveau-là, l’Oms a apprécié les résultats que mon équipe et moi avons fournis. Et elle a commencé à appliquer les résultats. Il y a une certaine pression pour que je retourne sur place. Il se peut que je le fasse après avoir fini le rapport définitif.

‘’Des morts sur les places publiques…’’

Au terme de votre mission, quels sont les recommandations fortes qui se dégagent ?

Il faudrait former, renforcer, donner un rôle de leadership aux femmes. Ce sont des points sur lesquels j’ai beaucoup insisté. Il y a aussi qu’on a développé un concept : celui des ‘’survivants sociaux’’. Ce sont des personnes qui ont perdu beaucoup de membres de leur famille. Vous allez dans certaines maisons où il n y a qu’un seul survivant à cette épidémie dévastatrice. Presque toute la famille est décimée. Dans d’autres concessions, c’est le vide total. Et on s’est rendu compte que ces survivants peuvent être très persuasifs. Sur cette base, des recommandations ont été faites pour les mobiliser, les organiser, les former. Je viens d’écouter la Bbc, il y a quelques jours, un ‘’survivant social’’ qui a perdu beaucoup de membres de sa famille s’est exprimé en tant que tel dans les médias. Nous avons fait des recommandations pour conceptualiser de nouveau le message pour que la famille soit aux avant-postes. Qu’elle soit la matrice à partir de laquelle vous avez cette chaîne de transmission.

Par rapport aux lieux publics…

Nous avons aussi fait des recommandations par rapport aux marchés, aux lieux où se trouvent des femmes. Il faudrait également que les pays africains réfléchissent sur un changement de perspectives. Actuellement, vous entendez presque tous les jours à la radio que tel pays a fermé ses frontières, tel autre en a fait de même. Il ne sert à rien de se barricader surtout si l’on sait que les frontières sont poreuses. Il n’y a pas un seul pays au monde qui peut fermer hermétiquement ses frontières. Cela n’existe pas surtout avec nos frontières africaines. En fermant les frontières, vous donnez un faux sens de sécurité à la population. Laquelle va penser qu’il n’y a plus risque de contamination. Et on ne regarde que de l’extérieur en oubliant de jeter un coup d’œil sur ce qui se passe à l’intérieur du territoire. Il faudrait que les pays africains soient solidaires pour envoyer des ressources humaines là où il le faut. Les cas de la Sierra-Léone, du Libéria et de la Guinée, c’est surtout un problème de ressources humaines. Par exemple, dans certaines structures de santé visitées en Sierra-Léone, notamment à Kénéma, au lieu d’avoir 60 infirmiers, on n’a que six.

Ah oui ?

Pire, il y en a qui meurent du fait du contact avec les malades. Il y a un déficit de ressources humaines, de chercheurs en sciences sociales, d’équipes biomédicales alors que les pays de la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) ont ces ressources humaines dans leurs universités, dans leurs services de santé. Et dans une certaine mesure, ils l’ont dans leurs services de santé militaire. De la même manière que des pays africains aient pu envoyer des soldats au Mali, ils doivent envoyer du personnel qualifié dans les pays affectés par le virus. Parce que là aussi, il s’agit d’un problème de santé collective. Il faut changer la manière de voir les choses. Les pays africains doivent être offensifs, en même temps envoyer des ressources humaines là où c’est nécessaire pour attaquer le mal à sa racine. Là où ce sont les Européens ou les Américains qui sont sur le terrain, il faut que les Africains en fassent de même.    

Qu’est-ce qui vous a le plus frappé lors de votre mission en Sierra-Léone ?

Cela a été une expérience assez difficile à cause des villages fantômes, des familles entières décimées, des cadavres jetés sur la place publique. C’est comme dans un branle-bas avec des infirmiers en grève parfois. Et le nombre de morts s’accumulent tous les jours chez les populations qui développent des réflexes de peur, de grande panique. A Njala, dans un des villages de Kénéma, j’ai rencontré un vieux qui a perdu cinq de ses sept épouses et dix enfants sur une progéniture de dix-huit personnes. Et un autre jeune homme qui a perdu sa sœur et son épouse et qui se retrouve seul avec ses trois enfants.

Devant cet état de fait, n’aviez-vous pas peur pour votre vie à un moment donné ?

En fait tout le monde a peur. D’ailleurs, le défunt médecin Dr Kane (Cheikh Oumar Foutiyou Kane, décédé du virus Ebola) qui servait au district sanitaire de Kénéma disait que nous avons tous la peur au ventre, mais qu’il faut s’efforcer de la dominer. Donc, mon équipe et moi avons appliqué systématiquement des mesures de précaution, en évitant tout contact physique avec les malades, les personnes susceptibles de porter en eux le virus. Il est vrai que c’était très difficile, mais on y est parvenu parce qu’on s’est dit qu’on est en mission. Et que notre survie dépend de notre sang-froid.

Avez-vous tenté de vous rapprocher des services du ministère de la Santé pour proposer votre aide au Sénégal ?

Je suis en train de finaliser le rapport définitif. Une fois finalisé, il va circuler et probablement le ministère de la Santé va s’en saisir. Et je suis disposé à partager ces résultats de recherche et à donner ma contribution aussi modeste soit-elle.   

Par Diama Gaye